Le Flux de Chaleur dans un bouclier continental
Frederique Rolandone, PhD - Laboratoire de Tectonique, Paris VI, et Geneviève Brandeis, PhD - Laboratoire de Dynamique des Systèmes Géologiques
La Terre est une gigantesque machine thermique, dont les effets sont extrêmement variés, les séismes et les éruptions volcaniques étant les plus spectaculaires. Ces phénomènes libèrent une quantité d'énergie considérable et sont liés au refroidissement de la Terre. La Terre contient des éléments radioactifs, qui produisent de la chaleur, et cette chaleur est évacuée par des mouvements de convection dans le manteau et par conduction dans la lithosphère. Les mouvements du manteau terrestre se manifestent en surface par le déplacement de grandes plaques quasi-rigides à des vitesses de quelques centimètres par an (tectonique des plaques).
On peut estimer à quelle vitesse la Terre perd sa chaleur, en mesurant le flux de chaleur à la surface terrestre. Les mesures de flux de chaleur nous renseignent sur la structure thermique de la Terre, à condition de savoir les interpréter.
L'état thermique de la Terre
Les géophysiciens, à partir de mesures de flux de chaleur effectuées sur tout le globe, ont pu estimer la perte de chaleur globale de la Terre à 40 x10 12 W ou 40 TW (Terrawatt). La chaleur qui provient de l'intérieur de la Terre est dix mille fois moindre que celle fournit par le soleil. Toutefois, cette chaleur interne gouverne l'évolution géologique de la Terre. Pour connaître avec plus de détails la structure thermique de la Terre, il faut déterminer le flux de chaleur en surface qui est la somme du flux de chaleur du manteau, de la production de chaleur radiogénique des roches de la croûte et des effets thermiques des perturbations magmatiques et tectoniques.
Les dorsales océaniques marquent les frontières de plaques divergentes. Du manteau chaud monte jusqu'à la surface puis se refroidit en s'éloignant de la dorsale. Le flux est élevé près des dorsales médio-océaniques, 110mWm-2 et décroît systématiquement vers les fosses océaniques, 48 mWm-2 (figure 1). L'évolution thermique de la lithosphère océanique peut ainsi être modélisée par le refroidissement d'une plaque d'épaisseur constante. Le calcul permet d'établir comment varie le flux de chaleur en fonction de l'âge (figure 1). Dans les bassins océaniques d'âge supérieur à 80 Millions d'années (Ma), le flux mesuré ne varie pas significativement et la lithosphère est proche d'un état d'équilibre thermique séculaire. La valeur du flux en provenance du manteau est voisine de celle du flux de surface car la croûte océanique est mince et pauvre en éléments radioactifs. Le flux de chaleur en provenance du manteau sous les océans est donc voisin de 50 mWm-2..
Dans les continents, la croûte est épaisse, hétérogène et contient des quantités importantes d'éléments radioactifs. En outre, la lithosphère continentale est probablement beaucoup plus épaisse que son analogue océanique et a un temps de relaxation thermique élevé. On ne peut donc utiliser un modèle analogue à celui utilisé pour les océans. Pour connaître le régime thermique sous les continents, il faut mesurer le flux de chaleur en surface et effectuer le plus grand nombre possible de mesures dans des provinces géologiques différentes.
Le principe de la mesure du flux de chaleur
Le gradient de température, dans une roche homogène, est vertical à la surface terrestre. En l'absence de circulation d'eau, le flux de chaleur est vertical et égal au produit du gradient de température par la conductivité thermique k (loi de Fourier).
Le principe de mesure est simple :
- la température est mesurée en fonction de la profondeur dans un forage avec une précision de 0.005 K (figure 2), le gradient géothermique est ensuite calculé .
- la conductivité thermique est mesurée pour les roches du forage en laboratoire avec un appareil dit "à barres divisées" (figure 3).
Le gradient thermique est mesuré sur une épaisseur finie dans un milieu souvent hétérogène. Le profil thermique peut subir plusieurs types de perturbations qui sont quantifiés (topographie, circulation d'eau, variations de composition ...). Enfin les variations du climat ont engendré des changements de température à la surface de la Terre. Ces perturbations peuvent être détectées et éliminées par des mesures dans plusieurs forages profonds. En pratique, le gradient géothermique est mesuré dans des forages dont la profondeur est supérieure à 250 mètres.
En ce qui concerne la conductivité thermique, le problème essentiel provient de l'hétérogénéité des formations géologiques à l'échelle de plusieurs mètres. La seule solution est de multiplier les échantillons afin d'évaluer directement les variations de composition et de propriétés des roches dans le forage.
La production de chaleur radiogénique
Il faut maintenant estimer la production de chaleur radiogénique des roches de la croûte. Cette production naturelle est très faible, de l'ordre de 10-9 W/kg pour une roche granitique. Les principaux éléments radioactifs de la croûte sont l'uranium U, le thorium Th et le potassium K. Les concentrations des éléments radioactifs sont mesurées pour différents échantillons de roches afin de déterminer la production de chaleur. Les teneurs en uranium et thorium sont obtenues par activation neutronique, et celle du potassium est mesurée par spectrométrie X.
Les mesures et leur interprétation
Le bouclier canadien est idéal pour les études thermiques de la croûte et de la lithosphère continentales.
Les forages profonds y sont très nombreux grâce à l'exploration minière, et l'équipe du Laboratoire de Dynamique des Systèmes Géologiques (LDSG), en collaboration avec JC Mareschal du GEOTOP au Canada, a pu y réaliser plus de 85 nouvelles déterminations de flux de chaleur (figure 4).
Le bouclier canadien est constitué de grandes provinces géologiques d'âges très différents (figure 5) :
- la province Archéenne du Supérieur (2.7 Milliard d'années ou 2.7 Ga) au centre du bouclier,
- l'Orogène Trans-Hudson (1.8 Ga) qui marque l'accrétion continentale durant le Précambrien,
- la province de Grenville (1.0 Ga) plus à l'Est,
- les Appalaches (400 millions d'années ou 400 Ma) à l'extrémité Est du bouclier.
On a pu établir une carte du flux de chaleur (figure 6) pour le bouclier canadien. On constate que :
(1) le flux de chaleur ne décroît pas d'une manière systématique avec l'âge géologique
Le flux de chaleur moyen pour l'ensemble de l'Orogène Protérozoique (1.9 Ga), 42 mWm-2, est identique à celui déterminé pour des provinces plus anciennes, comme la province Archéenne du Supérieur (2.7 Ga), et des provinces plus jeunes, comme celle du Grenville (1.0 Ga) (figure 6). Le flux de chaleur n'est donc pas systématiquement plus faible dans l'Archéen. Cela montre qu'il n'y a pas de tendance de décroissance du flux avec l'âge géologique.
(2) le flux de chaleur ne décroît pas d'une manière systématique vers le bord du continent nord américain
De faibles valeurs de flux de chaleur ont été enregistrées depuis le centre géographique du bouclier canadien jusqu'à son extrémité. A Voisey Bay, qui se trouve à l'extrémité du continent nord américain, sur la côte de la mer du Labrador, quatre forages profonds ont été mesurés et donnent une valeur de flux de 22 mWm-2. Cette valeur est la plus faible rapportée dans le bouclier canadien jusqu'à présent. Il n'y a donc pas de tendance géographique d'augmentation du flux de chaleur vers l'extrémité du bouclier canadien (figure 6).
(3) le flux varie de manière significative entre les différentes ceintures d'une même province (par exemple dans l'Orogène Trans-Hudson, figure 7)
Le flux de chaleur est élevé dans la ceinture de Thompson, 52 mWm-2, constituée de roches Archénnes retravaillées et métamorphosées. La croûte est enrichie en éléments radiogéniques du fait de l'accumulation de sédiments provenant d'une croûte continentale plus vieille et enrichie. Les ceintures composées de croûte juvénile Protérozoique sont caractérisées par un flux de chaleur faible.
Ces variations ne peuvent être dues qu'à des différences de composition crustale. Leurs amplitudes ainsi que le manque de corrélation avec la production de chaleur impliquent que ces différences englobent toute la croûte.Les données de flux de chaleur du bouclier canadien montrent ainsi la difficulté de définir une colonne crustale typique ou moyenne pour les études thermiques.
La structure thermique des continents
(1) Le flux de chaleur en provenance du manteau
Nous avons vu que les mesures de flux de chaleur en surface permettent de déterminer le flux en provenance du manteau, à condition de pouvoir estimer la production de chaleur dans la croûte. Les régions pour lesquelles le flux de chaleur est faible imposent des contraintes sur la valeur supérieure du flux de chaleur du manteau. Inversement, les régions caractérisées par un flux de chaleur élevé permettent d'établir une borne inférieure (par le calcul des géothermes présents et passés). Nos études indiquent que le flux de chaleur du manteau est compris dans une gamme de valeurs étroite, entre 11 et 16 mWm-2.
Enfin, il faut noter que le flux de chaleur varie rapidement en bordure des continents : les mesures de flux de chaleur dans la mer du Labrador indiquent des valeurs variant de 48 et 59 mWm-2 à plus de 75 mWm-2. Ces valeurs montrent une transition abrupte du flux de chaleur du manteau qui augmente significativement du domaine continental au domaine océanique sur une distance d'environ 500 km.
(2) L'épaisseur de la lithosphère
Si la valeur du flux de chaleur en provenance du manteau est une donnée fondamentale pour la structure thermique crustale, elle permet aussi de contraindre les valeurs de l'épaisseur de la lithosphère continentale. Le flux du manteau étant limité à une gamme très restreinte, l'épaisseur de la lithosphère est elle aussi limitée. Elle ne peut pas être plus mince que 200 km et plus épaisse que 350 km. La lithosphère dans l'est du bouclier canadien a une épaisseur variant entre 200 et 250 km.
Conclusion
La mesure du flux de chaleur à la surface terrestre apporte à la connaissance de la structure interne de la Terre. Le flux de chaleur en provenance du manteau convectif est approximativement constant sous le bouclier canadien. Nos mesures montrent qu'il n'existe aucune variation systématique du flux de chaleur quand on traverse le craton nord-américain du centre vers sa périphérie. Les variations de flux de chaleur sont essentiellement déterminées par la nature et la composition de la croûte.
Le flux de chaleur sous le continent Nord-Américain (~12 mWm-2),ainsi que sous le continent Eurasie est beaucoup plus faible que sous les océans (~50 mWm-2). Les continents jouent un rôle essentiel dans la dynamique terrestre globale et n'imposent pas la même condition de surface au manteau convectif que les océans.
Pour en savoir plus :
Laboratoire de Dynamique des Systèmes Géologiques
Laboratoire de GEOTOP, Montréal
Claude Jaupart et Jean-Claude Mareschal :
The thermal structure and thickness of continental roots, Lithos, 48, 93-114, 1999
Jean-Claude Mareschal, André Poirier, Frédérique Rolandone, Gérard Bienfait, Clément Gariépy, Régis Lapointe et Claude Jaupart :
Low mantle heat flow at the edge of the North American continent, Voisey Bay, Labrador, Geophys. Res. Lett., 27, 823-826, 2000
Mots clés :
Institut de Physique du Globe de Paris - Mise à jour 11/2024
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